• Je voulais juste comprendre cette oppression, ce malaise qui au fil des lignes s'étendait comme une marée noire. Je voulais me souvenir de ces indices qui ne m'avaient point menti, qui me désignaient l'inévitable engrenage duquel je ne pourrai me libérer.

    On ne se libère pas de l'écriture.

    Alors mes doigts ont effleuré le couperet avec la prudence de ceux qui n'ignorent pas la brûlure, ils ont humé les paragraphes, caressé la texture. Le plongeon fatal était en cours ; les mots défilaient.

    D'abord il y avait Mouchette, une héroïne hors du commun des héros et qui rythmait ses pas du glas de ses galoches flottantes. Hors du commun puisque contrairement aux personnages habituels, elle n'avait pas conscience de son malheur, de sa marginalité. Elle subissait sans défense la misère qui était la sienne, incapable de mépriser les dédains qui grisaillaient son quotidien. Révoltée contre une madame, un village, des gens, des coutumes sans la moindre volonté de réforme, comme si tout appartenait à quelque chose d'inéluctable. Un petit être pour qui les gestes provocateurs ne sont que la manifestation de sa fierté, la richesse de sa misère. Une infinie contraction vers l'intérieur pour se protéger de l'environnement mais sans capacité réflexive, sans jamais tenter d'entrer en elle, de s'examiner, si bien qu'incapable de formuler des pensées susceptibles d'éclaircir son malheur.

    Il ne me restait qu'une personne inatteignable qui me craignait comme elle craignait les autres ; dont la vulnérabilité me laissait sans voix, sans moyens.

    Et puis il y avait l'homme : Arsène. Il traînait cette odeur de sperme comme Mouchette ses galoches. Mes premières douleurs face au viol annoncé qu'on attend en espérant qu'il ne viendra jamais. Mais il est venu. Alors que tout parlait en sa faveur : le timbre inhabituel de la voix du braconnier, cette fêlure aussi imperceptible que certaine. Puis ce malaise, ce vide, cette nausée qui absorbaient Mouchette vers ce péril prochain et inconnu. Tout hurlait ! Et tout restait sourd, laissant cette lourdeur que s'il y eût davantage de bruit, rien n'en aurait été modifié, comme si les courbes d'une vie restaient attachées aux nombres qui les régissent. L'inévitable ne peut être évité. On n'échappe pas à la monotonie de l'horreur. On n'évite pas la sangle d'un père frustré. On s'habitue.

    Et puis il y avait cet amour, celui qu'on voyait naître comme une frêle luciole dans un infini de nuit et qu'on repoussait de toute notre impuissance, sentant l'inévitable cassure. Pourtant il l'aurait sauvée, transcendée vers ce qui ne porte pas de nom. Les fossés auraient été franchis, comblés par le chant de sa misérable jeunesse soudain épanouie, celui que ses viscères séquestraient dans la haine.

    Et moi je restais là. J'imaginais sa main saisir celle de l'autre, la presser naïvement avec la ferveur dont son coeur était plein, pressentant l'erreur ou sombra sa jeunesse qui attendait de naître au jour. C'était une bête nocturne et familière, peut-être la plus proche possible de Mouchette. Et pourtant, tout animal qu'il était, il n'a jamais flairé quoi que ce soit émanant de la petite. Cruelle disparité des sentiments ; égoïsme dévastateur ; fusion impossible ; solitude inévitable ; incompréhension flagrante. Tout ceci me giflait une fois de plus.

    Ensuite il y avait les autres, tous les autres. Sa haine, la mère, le vieux, les vieilles, la justice, l'impudique, la sangsue. D'abord la haine, cette haine contre elle-même, contre son corps qu'elle ne pouvait plus même toucher, cette haine terrible qui assassina son orgueil qui jusqu'alors l'empêchait de souffrir, car elle souffre incommensurablement, d'une douleur constante. Si la fierté avait toujours su retenir ses sanglots, l'amour ne le peut plus, alors elle pleure, elle pleure même en dormant.

    La fuite a commencé. Elle doit d'abord échapper à elle-même puis à tous ceux qui la conduiront vers l'impasse : la mère bouffée par la misère, le vieux rongé par l'alcool, les vieilles à l'imagination atrophiée, la justice qui ne pense pas et la concubine qui pense mal. Le vampire enfin, qui pue la décomposition et qui putréfie tout ce qui l'entoure. Cette charognarde jaunie par ses contemplations d'outre-tombe et ses pensées dégoulinantes. Celle qui jouit de la laideur, qui crée le vide qu'elle ne comble que d'incertitude, de malaise et de mort.

    Le dégoût est à son comble. Tout ce qui devait arriver arriva, les derniers espoirs ont été déçus. Rien ne troubla mon intuition.

    Enfin, il y avait le destin, imposé telle une fatalité, dont l'ombre n'effraie pas, attire même. Cette cruauté inflexible qui s'acharne comme Philomène sur ses proies. Cette misère qui n'est qu'une infinité de misères, le déroulement de hasards malheureux. Cet imposant fatum auquel Mouchette était déjà soumise au même titre que sa mère : "Grogne ou grogne pas ; obéis quand même ou je cogne, c'est le destin !"

    C'est ça qui fut si douloureux, ça qui me fit si mal. Ce parjure à une vie à laquelle on s'efforce de s'accrocher mais en vain puisque... c'est écrit... !!!

    Bernanos a su faire monter la tension du lecteur que je fus en m'enfermant dans mon propre dessein, dans une intrigue sans surprise et à laquelle je m'abandonne quand même. Faute de faire autrement.


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  • C'était mon premier Paul Auster. De la faute du libraire qui, passant derrière moi tandis que j'en tâtais la couverture, lâcha en substance "C'est vraiment très bien, je ne saurais que vous le conseiller..." Et bien sûr j'ai été pris de pitié. Si le pauvre ne saurait rien faire d'autre, autant lui laisser croire que cette unique chose il la faisait bien. Et j'ai acheté cette anthologie composée par Paul Auster.

    Que du coup je ne connais pas puisque c'est une anthologie tout écrite par d'autres.

    Un concept.

    Paul Auster a vendu un concept.

    Je me demande comment ils se partagent les droits d'auteur, mais ça doit plus être de la tarte, du coulis éventuellement mais plus de la tarte.

    Sur les quatre mille textes qu'il a reçus, il en a sélectionné les cent septante deux qui forment l'ouvrage.

    Mais je crois que le plus simple est de laisser la parole à son quatrième de couverture :

    "J'ai expliqué aux auditeurs que je cherchais des histoires. Celles-ci devraient être vraies, elles devraient être brèves, mais il n'y aurait aucune restriction quant aux sujets ni au style. Ce qui m'intéressait le plus c'étaient des histoires non conformes à ce que nous attendons de l'existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes. En d'autres termes, des histoires vraies aux allures de fiction...."

    Et c'est vrai que, gloire au libraire !, je me suis régalé de ces histoires. Dont certaines sont demeurées longtemps en filigrane de mon quotidien.

     


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  •  

    Si la vie est une vaste plaisanterie, le plus con c'est quand même de manquer d'humour...


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  • Combien de temps ?

    Combien de temps pour qu'un corps perde la mémoire ?

    Parce que la tête ça va... Elle tourne rond la tête. Elle suit son bonhomme de chemin, elle évite les pierres, elle sautille allègrement, tout en souplesse et tape à l'oeil.

    Elle danse la tête, d'équilibres en équilibres, aspirée vers les hauteurs de la résurrection et de l'espoir, les yeux rivés vers l'en haut, vers l'éclat des lucioles.

    Jusqu'à ce que des bas-fonds des synapses le corps se rappelle aux neurones, par le biais de ses moyens à lui, vils, bas mais efficaces... Si efficaces que les neurones en perdent leur science, s'entremêlent les appendices et se brisent aux noirceurs de la panique.

    Plus de lumière, lucioles en sommeil... Juste le poids du corps, l'angoisse du corps, la paralysie des basses cellules.

    Vil, bas mais total. Comme une rage de dents.

    Alors je vous le demande... Combien de temps pour qu'un corps perde la mémoire ?


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  • Les messages d'amour sont sans compromis.

    Celui qui veut les porter ne doit pas craindre de finir sur une croix.


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